Paroles de dimanches

Exorcisme dans l’assemblée, des gestes qui parlent

Photo André Myre

Par André Myre

Paroles de dimanches

24 janvier 2024

Crédit photo : SrdjanPav / iStock

Dans D’après Marc, la péricope choisie (Mc 1,21-28) par la Liturgie pour ce dimanche ouvre une vingtaine de versets dont l’importance, dans le projet de l’évangéliste, peut difficilement être surestimée (1,21-39). Ils expriment l’idée que se fait l’évangéliste de la proclamation du régime de Dieu par Jésus.

L’essentiel est dit dans ces quelques récits apparemment anodins. Le cœur de ce passage est une très vieille tradition, appelée «journée de Capharnaüm» (vv 29-39), qui contient une série de gestes de Jésus. Dans l’état actuel du texte de Marc, cette journée s’ouvre sur le récit d’expulsion d’un souffle malfaisant à Capharnaüm (vv 21-28) :

 

1,21 Et ils entrèrent dans Capharnaüm. Et aussitôt, le sabbat, étant entré dans l’assemblée, il enseignait. 22 Et ils étaient étonnés de son enseignement, car il était les enseignant comme ayant pouvoir, et non comme les scribes. 23 Et aussitôt, dans leur assemblée, il y avait un homme avec un souffle malfaisant, et il hurla, 24 disant :

Qu’y a-t-il entre toi et moi, Jésus le Nazarénien? Es-tu venu nous perdre? Je sais qui tu es : le saint de Dieu.

25 Et Jésus le menaça, disant :

Tais-toi! et sors de lui.

26 Et le souffle malfaisant, l’ayant secoué et clamé d’une grande voix, sortit de lui. 27 Et tous furent stupéfaits de sorte qu’ils discutaient entre eux, disant :

–  Qu’est cela?

–  Un nouvel enseignement, avec pouvoir.

–  Et il donne ses ordres aux souffles malfaisants, et ils lui obéissent!

28 Et la rumeur à son sujet sortit aussitôt partout, dans toute la région environnante de la Galilée.

 

 

Traduction

 

Assemblée (vv 21.23). La sunagôgè est une institution originaire de la Judée et contrôlée par le mouvement des Séparés (Pharisiens). En Galilée, à l’époque, il n’y avait d’édifice approprié et de scribes en exercice que dans les grands centres comme Capharnaüm. Le mot peut désigner tout autant l’édifice que l’assemblée municipale, laquelle pouvait se tenir à ciel ouvert, sur la place publique. Pour les Galiléens, il s’agissait d’une institution qui visait à leur faire intégrer les législations et coutumes développées à Jérusalem.

Souffle malfaisant (vv 23.26.27d). Dans les évangiles, le «souffle impur» (en grec : «démon»), est une réalité naturelle, souvent personnifiée, qui est responsable des maladies tant physiques que psychiques. Ces souffles n’ont rien à voir avec la tentation ou le comportement moral. En langue sémitique, on parle de souffle «impur» pour désigner l’agir asocial de ces êtres. J’ai rendu le mot par «malfaisant» pour en préciser la fonction hostile aux humains.

Qu’y a-t-il entre nous et toi? (v 24). Littéralement : «quoi à nous et à toi?». Le souffle (collectif) veut savoir quel lien existe entre Jésus et lui, le pourquoi de la menace qu’il ressent.

Voix (v 26). Même mot pour désigner la voix du souffle malfaisant, que pour celle de Jean, ou des Cieux, ou de Jésus qui meurt en croix (15,37). La réalité est nécessairement ambigüe et exige discernement.

 

Jésus et les exorcismes

 

La réputation de Jésus, comme guérisseur puissant et, en particulier, come exorciste, est trop largement répandue dans la tradition évangélique pour avoir été créée de toutes pièces. Cependant, d’immenses problèmes surgissent, quand il s’agit de se prononcer sur l’historicité des gestes rapportés par les récits. D’un côté, en effet, les épisodes sont racontés selon les lois narratives de l’époque, et très peu d’entre eux laissent transparaître quelque chose de la technique thérapeutique propre à Jésus. Le récit d’exorcisme typique – ici, inventé – contenait les éléments suivants :

Rencontre                                         Et il trouva là un homme avec un souffle malfaisant.

Menace ressentie                            Et, le voyant, il hurla, disant : Es-tu venu me perdre?

Expulsion                                          Et Jésus le menaça, disant : Tais-toi! et sors de lui.

Sortie observable                            Et, l’ayant secoué, le souffle malfaisant sortit de lui.

Réaction des témoins                     Et tous furent stupéfaits.

 

D’un côté, donc, la forme narrative, stéréotypée, ne permet pas d’avoir accès à la manière de faire du Nazaréen. Et, de l’autre, les récits sont tous plus ou moins imprégnés de la foi en un Jésus seigneur du cosmos et de l’Histoire. Par conséquent, la plupart du temps, mieux vaut mettre de côté le souci pourtant bien contemporain de l’historicité qui pourrait sous-tendre les textes, pour se concentrer sur leur sens. Dans le récit marcien, par exemple, la forme typique de l’exorcisme est tellement forte[1], et le souci de nourrir la foi tellement présent, qu’il nous est impossible de savoir, non seulement ce que Jésus a fait, mais surtout ce qu’il avait en tête en le faisant[2].

 

Tradition

 

De façon paradoxale, le sens du vieux récit d’exorcisme reçu par Marc est contenu dans la parole du malade, au v 24. Mais il est loin d’être évident :

 

Qu’y a-t-il entre toi et moi, Jésus le Nazarénien? Es-tu venu nous perdre? Je sais qui tu es : le saint de Dieu.

 

Le titre «saint de Dieu», ici, est une manière grecque de rendre une désignation hébraïque culturellement intraduisible, nezîr Èlohîm[3], le «nazir» étant un homme dont la vie est consacrée à Dieu. Le malade voit donc Jésus comme un homme de Dieu. Mais il y a plus. On remarquera que, dans sa version sémitique primitive, Jésus était présenté, dans le v 24, à la fois comme un «Nazarénien» et un «nazir». Les trois mêmes consonnes n-z-r se retrouvant dans les deux mots, le second se présente comme une interprétation du premier. Nazarénien, le gentilé de Jésus, son nom de famille en quelque sorte, annonce ce qu’il est, soit un homme de Dieu.

Face au pouvoir de l’exorciste Jésus, la force malfaisante qui habite le malade[4] est donc contrainte de proclamer qu’il se situe du côté du bien. Une telle formulation est loin d’être anodine, puisqu’une tradition rapportée par Marc expliquait les exorcismes de Jésus par un pacte qu’il aurait fait avec le leader des forces malfaisantes (3,22). Le récit a été composé précisément pour véhiculer une interprétation croyante des exorcismes de Jésus. Les auteurs sont cependant prudents, le discernement s’impose. La force malfaisante «sait» qui est Jésus (v 24). La «rumeur» populaire également le sait (v 28a). Mais cela n’a rien à voir avec la foi. Celle-ci n’existe qu’à partir du moment où quelqu’un s’engage sur le chemin de l’évangile.

 

Marc

 

Marc a soigneusement situé cet épisode, qui, pour lui, est le commencement de la proclamation de la bonne nouvelle par Jésus. Le récit original devait commencer au v 21b, montrant ce dernier entrant dans l’assemblée de Capharnaüm. Tel que Marc l’a reçu, ce texte n’avait aucun lien avec ceux de la journée qui suit. Mais l’évangéliste en avait besoin comme clef de lecture des épisodes du reste de la journée. Il lui fallait indiquer comment, en posant ce geste, Jésus se trouvait en train de «proclamer» la bonne nouvelle de Dieu (v 14). Il a donc fait commencer la journée de Capharnaüm par ce récit d’exorcisme, qu’il a soigneusement retravaillé.

Je fais ici remarquer qu’au cours des récits de la journée, Jésus est accompagné de ses quatre premiers partisans (vv 29-30.36-38), alors que, à l’intérieur de la présente péricope, il est seul avec le malade, en présence des membres de l’assemblée. Marc a donc dû retravailler l’introduction du récit pour faire «entrer» les quatre partisans avec Jésus dans l’assemblée et en faire ainsi les témoins de cet exorcisme.

L’essentiel de la rédaction de Marc tient dans les versets suivants :

 

21 […] il enseignait. 22 Et ils étaient étonnés de son enseignement, car il était les enseignant comme ayant pouvoir, et non comme les scribes.

27 […] – Un nouvel enseignement, avec pouvoir.

 

Au v 23, Marc précise que c’est dans «leur» assemblée que Jésus donne cet enseignement, le possessif témoignant de la distance qui existe entre Jésus et les scribes judéens. Quand il est dans l’assemblée, Jésus, bien qu’en Galilée, ne se trouve pas chez lui, il est culturellement ailleurs, sur le terrain des autres. À la fin du récit, en 27c, alors qu’il détaille les réactions des assistants, Marc formule ce qui, pour lui est la principale caractéristique de la proclamation de Jésus, soit d’être «Un nouvel enseignement, avec pouvoir».

Dans ce premier récit d’exorcisme, qui est également le premier geste puissant de Jésus[5], Marc intervient pour la première fois et de façon importante pour déployer, dans ses propres mots, un de ses thèmes favoris, soit celui de l’«enseignement» de Jésus. Or, telle qu’il la présente, cette activité est un contre-enseignement qui se fait sur le terrain même des scribes, lesquels seront ses principaux adversaires dans la suite de l’évangile. Il montre donc un Jésus qui, à peine entré dans l’assemblée («aussitôt»), de son propre chef, se met à enseigner.

Or, l’assemblée, c’est l’espace de travail des scribes, déployés en Galilée par les autorités de Jérusalem pour lui imposer les façons de faire de la Judée. Quand Marc rédige son verset 22, il anticipe donc sur le geste que le récit dont il dispose fait poser à Jésus. Il en donne d’abord le sens, tel que les assistants le percevront. Le geste de Jésus enseigne, le thaumaturge est un enseignant qui a du pouvoir. Il s’agit de quelqu’un qui accomplit des choses ayant du sens, ce que ne font pas les scribes judéens. D’où l’étonnement des assistants.

Ici, il nous faut prendre note d’un silence, celui des scribes sur le terrain desquels Jésus se trouve. Marc n’a pas jugé bon de les faire intervenir parce que le souffle malfaisant exprime le malaise qu’ils ressentent, mais, à ce point du récit évangélique, sans être en mesure de mieux le verbaliser. Le souffle maléfique sent la menace, et en «sait» la cause : un homme de Dieu est sur place, ce que ne sont donc pas les scribes présents. Le conflit est latent, Marc ne tardera pas à le faire éclater au grand jour. D’un côté, il y a donc l’homme de Dieu, et, de l’autre, les scribes ainsi que les souffles malfaisants. Entre les deux, se trouvent ceux que Marc va plus bas appeler les «foules».

Au v 27, l’exorcisme une fois accompli, Marc revient sur ce qu’il a dit plus haut, en allant encore plus loin.  Il a déclaré, par l’entremise des assistants, que Jésus enseignait comme quelqu’un qui avait du pouvoir, il précise maintenant que l’exorciste offre un enseignement qui a du pouvoir. Non seulement la parole de Jésus fait-elle arriver ce qu’elle dit, elle a aussi de l’effet chez les témoins de l’événement. Et tout cela, ensemble, est un enseignement nouveau. Et toute la région galiléenne des environs en a entendu parler.

Ce texte est très important pour nous faire comprendre le projet de Marc. Dans la suite du texte, si on le compare aux autres évangiles, son Jésus ne parlera pas beaucoup. Il n’aura pas besoin de le faire car c’est ce qu’il fera qui parlera et aura du sens. Ses adversaires ne cesseront pas de chercher à le faire parler, à lui poser des questions. Lui aura peu de choses à répondre puisqu’il aura tout dit dans ce qu’il aura fait. Marc nous offre donc ici une clef de lecture essentielle pour l’ensemble de son évangile.

De façon plus immédiate, en introduisant la journée de Capharnaüm par ce récit d’exorcisme, Marc nous dit comment la lire. Il passera le reste de la journée à faire des choses. Les lectrices et lecteurs doivent comprendre qu’il s’agit là d’un contre-enseignement puissant, et se douter qu’il ne restera pas sans conséquence.

 

Ligne de sens

 

Selon Marc, l’évangile a peu à voir avec les mots. Ce n’est pas un «salut[6]» à annoncer. C’est une série de gestes, une activité qui fait arriver une bonne nouvelle chez les gens. On n’énonce pas l’évangile, on le fait arriver. Or, de manière paradoxale et scandalisante, un geste de bonne nouvelle est nécessairement provocateur et tensiogène. Si on se fie au texte programmatique de l’exorcisme de Capharnaüm, le geste en question se pose dans un contexte géré par des forces malfaisantes, qui oppriment des humains. Et le partisan de Jésus, au moment même où il ou elle pose un geste qui crée une bonne nouvelle chez quelqu’un, est nécessairement mal vu par ces forces, qui le perçoivent – à juste titre, d’ailleurs –, comme une menace. Ce qui est bonne nouvelle pour l’un est nécessairement mauvaise nouvelle pour l’autre. L’évangile n’est pas l’annonce, dans l’Histoire, d’un salut applicable à tout le monde, mais d’un Régime qui crée des gagnants et des perdants.

Le geste qui a du sens est posé sur le territoire même de l’adversaire. Il faut que ce dernier fasse consciemment le choix de renouveler son adhésion au système qu’il a mis en place pour opprimer les autres, ou de le renier. Quand c’est fait, le faiseur de bonnes nouvelles a terminé sa tâche. Il s’en va ailleurs, comme Jésus va le faire tant et plus dans l’évangile. Ce dernier ne s’éternise pas puisqu’il ne s’attend pas à ce que le système change, il sait que ce ne sera pas le cas. Sinon, il n’aurait pas annoncé le bouleversement que seul le régime de Dieu est en mesure d’apporter.

Il y a chez Marc, comme chez Jésus surtout, une radicalité assez effrayante. La reconnaître fait déjà partie du «changement de vie en vue de la rectification des égarements», dont parlait Jean (1,4).

 

Notes :

 

[1] Rencontre (vv 21-24), menace (v 25a), expulsion (v 25 b), réaction physiquement observable (v 26) et appréciation des témoins (vv 27-28).

[2] On ne peut se prononcer positivement sur l’historicité d’un fait que si on peut vérifier l’authenticité du geste, et se prononcer sur l’intention de la personne. Or, à part la visée très générale de proclamer le régime de Dieu, aucun récit de «miracle» ne fait mention d’une intention spécifique de Jésus en posant tel ou tel geste. Affirmer l’historicité sous-jacente à un récit particulier est donc chose pratiquement impossible.

[3] Voir Jg 13,5.

[4] Noter, au v 24, le passage du je au nous, ainsi que la pluralité des souffles en 27d. C’est l’ensemble des souffles qui sont responsables des maladies qui affectent les humains, même si chaque souffle a sa spécialité propre.

[5] Dans mes commentaires, j’évite autant que possible le mot «miracle», car il s’agit d’un terme dont le contenu ne correspond pas à la vision de l’époque. D’après elle, le monde ne se conduit pas de façon autonome selon un ensemble de lois prédéterminées, mais est dirigé par la main toute-puissante de Dieu, lequel peut provoquer des événements courants ou rares, surprenants ou banaux. Le geste de Jésus ne court-circuite donc pas le cours normal des choses. C’est moins l’événement en soi qui étonne que son sens : au profit de pauvres gens, à des moments défendus, contre l’avis des défenseurs du système, etc. L’évangéliste Jean a trouvé un bon mot en parlant de «signe».

[6] Le mot n’existe pas chez lui.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

Partager :

Suivez-nous sur Facebook

Suivez la fondation sur Facebook afin de rester informé sur nos activités, nos projets et nos dernières publications.

Je m’abonne

Envie de recevoir plus de contenu?

Abonnez-vous à notre liste de diffusion et nous vous enverrons un courriel chaque fois qu’un nouveau billet sera publié, c’est facile et gratuit.

Je m’abonne